thèmes, auteurs et langages dans le Roman Graphique italien
una producción de
Textes: Giovanni Russo
Graphique et mise en page: Francesco Bonturi
Traductions: Abdoulaye Beye
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Dino Buzzati (1906-1972) est connu comme l’un des plus grands écrivains italiens du XXe siècle. Son livre « Le désert des Tartares » (1940), l’histoire d’un officier qui, dans une forteresse désolée, attend l’attaque d’un mystérieux ennemi qui n’arrivera jamais, est unanimement considéré comme son chef-d’œuvre. Mais Buzzati était aussi un peintre, auteur de tableaux souvent inspirés par ses bandes dessinées bien-aimées.
En 1969, Buzzati, combinant l’écriture et la peinture dans une forme très personnelle de bande dessinée, a créé le « Poema a fumetti », que nous appellerions aujourd’hui sans hésitation un roman graphique. Le « Poema » est le résultat le plus emblématique du climat de forte curiosité suscité par la bande dessinée chez les intellectuels italiens durant les années soixante, la saison de la grande bande dessinée d’auteur. Version contemporaine de la « Ballata prattiana » (Ballade de Pratt), le « Poema » est une réinterprétation du mythe d’Orphée et d’Eurydice dans une tonalité contemporaine. L’intrigue raconte l’histoire du jeune chanteur Orfi qui suit sa bien-aimée Eura dans l’au-delà, qu’il a vu disparaître par une petite porte dans le mur d’une mystérieuse villa, dans une rue fictive de Milan. D’autre part, les morts vivent pour toujours dans l’apathie, sans peurs, mais aussi sans désirs ou émotions réelles. Avec la force de ses chansons, Orfi se fraye un chemin jusqu’ à rejoindre sa bien-aimée, mais la fin sera amère pour lui aussi, comme pour le presque homonyme Orfeo.
La nature excentrique du « Poema », tant en ce qui concerne la littérature, la peinture que la bande dessinée, en a fait un objet mystérieux, qu’aucun des trois domaines n’a réussi à systématiser de manière adéquate dans sa narration. La vérité est que c’est seulement en la regardant de tous les côtés en même temps que la fécondité de l’une des expériences les plus originales de la culture italienne du XXe siècle apparaît clairement.
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Hugo Pratt (1927-1995) est unanimement reconnu comme l’un des plus grands auteurs de bandes dessinées au monde, et parler de lui signifie inévitablement parler de Corto Maltese, son personnage le plus célèbre.
Corto Maltese, marin et aventurier, apparaît pour la première fois dans « Una Ballata del mare salato » (Ballade de la mer salée), roman graphique publié en plusieurs épisodes depuis 1967. Le résultat le plus abouti des aventures de Corto et de tout l’art de Pratt est cependant le roman suivant, « Corte Sconta della Arcana » (1974-1977) (Corto Maltese en Sibérie), qui fait suite à une série de splendides nouvelles qui servent à peaufiner le personnage. Le titre fait référence à une cour de Venise, mais l’histoire se déroule entre la Chine des sociétés secrètes, la Mongolie en pleine ébullition nationaliste et la Russie plongée dans le chaos prérévolutionnaire, traversée par des seigneurs de guerre qui se battent sans cesse entre eux. La grandeur de Pratt ne réside pas tant dans sa maîtrise à raconter l’aventure, mais dans sa capacité à transformer l’aventure en une condition mentale, en une attitude morale. Il ne raconte pas pour divertir, si ce n’est qu’accessoirement : Pratt raconte la nécessité de l’aventure comprise comme le besoin d’ouverture au monde. C’est une position fortement humaniste, même si elle s’exprime avec l’aristocratie propre à l’intellectuel, ce qui fait paire avec celle à l’intérieur des histoires, l’aristocratie d’un “Monsieur de fortune” comme Corto. C’est une position qui résonne comme une vérité intemporelle, et qui en même temps, est d’une actualité absolue.
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Andrea Pazienza (1956-1988) représente un point tournant fondamental pour la bande dessinée italienne, par conséquence l’un des plus riches, et pourtant l’un des plus incompris, presque unique dans son caractère exceptionnel. Pazienza, dès le début, se présente avec les records d’un champion hors pair : doté d’étonnantes capacités graphiques, il est capable, comme le dit lui-même sans fausse modestie, de “dessiner n’importe quoi, de n’importe quelle manière”, et passe sans problème, souvent dans le même tableau, de l’hyperréalisme aux déformations caricaturales aussi bien underground que comique-disneyenne, en passant par toutes les variations intermédiaires possibles. La maîtrise littéraire est égale à la maîtrise graphique : Pazienza s’exprime dans un italien d’une puissance communicative exceptionnelle, vital, rythmique, à la fois cultivé et argotique, plein de néologismes fulgurants, capable de passer du comique au tragique. Si on ajoute à ses qualités artistiques son charisme personnel, sa vie non réglementée et marquée par la drogue, la mort à un jeune âge, la légende du génie maudit, la rock star de la bande dessinée italienne, est prête à être servie. Son œuvre la plus importante est le roman graphique semi-autobiographique « Gli ultimi giorni di Pompeo » (1985-1987), le récit cruel et dévastateur des derniers jours de la vie d’un toxicomane et de sa mort par suicide.
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Gian Alfonso Pacinotti, alias Gipi, est le principal représentant du roman graphique italien dans les années 2000. Doté d’une sensibilité exaspérée, Gipi (n.1963) grandit dans un contexte provincial asphyxié et apparemment sans débouchés. Après une jeunesse à la dérive passée dans la rue, son remarquable talent de dessinateur lui offre une perspective professionnelle et existentielle, d’abord dans des domaines très éloignés de la bande dessinée comme le graphisme, la publicité, l’illustration. La véritable affirmation de la bande dessinée se fait avec « Appunti per una storia di guerra » (2005), avec lequel il remporte les principaux prix européens. « Appunti per una storia di guerra » (Notes pour une histoire de guerre) traite du passage de l’adolescence à l’âge adulte dans le contexte d’une guerre hypothétique qui implique également les lieux d’origine de l’auteur. C’est un livre semi-autobiographique, qui ne parle pas vraiment de la guerre mais l’utilise comme une métaphore, permettant à Gipi de se confronter à son adolescence perdue, à ses amis brûlés par la drogue ou se retrouvant en marge de la société, vivant d’expédients ; et surtout, à son sentiment de culpabilité d’avoir quitté ce monde, d’avoir survécu.
Un autre de ses meilleurs livres est « Unastoria » (2013), qui raconte l’histoire d’un écrivain qui devient soudainement fou et est hospitalisé dans une maison de retraite. Une fois de plus, Gipi propose un personnage semi-autobiographique, aux prises avec un nouveau sentiment de culpabilité, celui de l’auteur désormais établi qui vit, presque comme un privilégié, dans un monde d’histoires.
En 2016, sort « La terra dei figli » (La terre des enfants), dans laquelle Gipi revient pour raconter une histoire de pure fiction, qui est aussi une réflexion aiguë sur la paternité : dans un futur post-atomique, un père fait tout pour éduquer ses enfants, les laissant dans l’ignorance de l’écriture et, par conséquent, de tout souvenir de l'”avant”. Bien qu’il le fasse pour leur propre bien, les enfants finiront inévitablement par se rebeller.
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Davide Reviati (n. 1966) est l’une des voix les plus personnelles du roman graphique italien. Partant d’expériences autobiographiques, « Morti di sonno » est l’histoire d’un groupe de jeunes qui, à la fin des années soixante-dix, ont grandi dans un village construit à côté d’une grande raffinerie. Dans l’ombre de l’usine, avec ses fumées, ses risques, sa présence à la fois menaçante et rassurante, les garçons vivent la saison mythique de leur vie, représentée notamment par le football, dimension dans laquelle l’enfance racontée par Reviati se colore des tonalités de l’épopée. Dans un récit qui se déroule en épisodes uniques, évoqués individuellement dans la dimension de la mémoire et réunis dans une fresque chorale globale plutôt que dans un récit linéaire, les matches de football sans fin agissent comme fil conducteur et tissu connectif.
Si « Morti di sonno » raconte l’enfance, « Sputa tre volte » traite de l’adolescence, avec les mêmes prémisses semi-autobiographiques, la même structure fluviale (le livre fait plus de 500 pages) et épisodique, un casting de personnages similaire. Les protagonistes sont un groupe de jeunes vivant dans une province rurale anonyme. Si dans le livre précédent, le football était le thème principal, ici c’est la relation avec une famille de gitans vivant dans les environs du village, avec laquelle les protagonistes établissent une relation ambiguë. Eux aussi, comme tous les autres, les traitent avec méfiance et racisme, mais il y a toujours la possibilité d’une confrontation de base qui, même dans le contraste, n’est jamais une exclusion préjudicielle.
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Zerocalcare, pseudonyme de Michele Rech (n. 1983) est le cas éditorial le plus pertinent exprimé par la bande dessinée italienne depuis le début de l’ère du roman graphique. Ayant grandi dans un quartier populaire de Rome, Zerocalcare a commencé à raconter ses expériences de vie quotidienne sur son blog personnel, dans des nouvelles imprégnées d’humour postmoderne et de références à la culture pop. À ses côtés, un casting de figurants sur le modèle de ses amis et de sa famille, et un tamanoir, personnage de fiction qui permet à Zero de mettre en scène ses dialogues intérieurs. Ce qui ressort de ses récits, c’est la génération précaire des trentenaires, coincée entre les petits emplois et les échéances, caractérisée par un mode de vie forcément post-adolescent dont les seules valeurs fédératrices semblent être la fierté du quartier et la communauté des références issues de la fiction. L’effet générationnel est à la base d’un succès qui, en peu de temps, est devenu immense et a poussé l’auteur à passer au papier en adoptant le format long, avec des résultats récompensés par un énorme succès.
« Kobane Calling » (2016) est le livre le plus mature et le plus réussi de Zerocalcare. Zero, en compagnie de quelques amis et militants, fait un long voyage à Kobane, au Kurdistan syrien, la ville qui est devenue un symbole de la résistance de la population kurde contre Isis pendant la longue guerre civile syrienne. Le personnage de Zerocalcare, désormais familier à plusieurs générations de lecteurs, assume pour une fois un rôle différent de guide et de conscience douteuse au sein d’un problème énorme, qui n’est pas seulement spécifique à la guerre kurde, mais au thème plus général de la confrontation, dramatique et souvent hypocrite, entre l’Occident et le monde islamique.
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Dans sa recherche constante d’un “ailleurs” géographique et chronologique, une attitude qui se traduit par des élans d’un exotisme langoureux mais cérébral, Igor Tuveri, alias Igort, a transposé ses intérêts disparates dans des bandes dessinées introverties et cultivées, riches en références textuelles et visuelles. La bande dessinée italienne doit également à Igort la naissance de Coconino Press, la première maison d’édition capable d’apporter la bande dessinée aux librairies de façon appropriée, ouvrant ainsi la saison du roman graphique italien moderne.
« 5 è il numero perfetto » (2002) est son œuvre la plus connue, qui est récemment devenue un film acclamé par la critique et qui a marqué les débuts de l’auteur en tant que réalisateur. C’est un Noir napolitain, qui relate d’un vieux membre de la Camorra, désormais à la retraite, se remettre en selle pour venger son fils, à son tour tueur de la mafia, assassiné en traitre par sa victime visée. Entre influences européennes (le Noir à la Melville française), américaines (sans atteindre ses extrêmes grotesques, Chester Gould et ses stylisations) et orientales (les « durs à cuire » de Hong Kong), c’est un Noir traditionnel et original, surtout dans son cadre napolitain. Ce n’est pas seulement une question géographique : l’anthropologie de la camorra d’Igort décrit bien le clanisme familial, la proximité hypocrite avec la religion, la fierté d’appartenance et du “travail bien fait”, même si ce travail est de tuer.
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Paolo Bacilieri (n. 1965) est un chantre original du quotidien grotesque. « La magnifica desolazione » est l’un de ses livres les plus aboutis, celui dans lequel la coexistence du surréalisme et du quotidien déformé mais familier se déroule le mieux. Dans le monde de « La magnifica desolazione » Zeno Porno, l’alter ego de l’auteur, est un réalisateur de BD Disney incapable de proposer des intrigues originales, recyclant constamment les inspirations de Carl Barks;
Il est en pleine crise sentimentale, a un père traqué par une très belle agente de la CIA parce qu’il mesure trente mètres, un ami au visage défiguré qui l’implique dans une improbable expédition sur la Lune, dans une Italie envahie par des zombies inoffensifs, et inoffensifs précisément parce qu’ils sont italiens.
Le cadre grotesque ne fait que souligner la dépaysement d’un homme en crise humaine et professionnelle, et c’est finalement une vision bien normale, celle d’une famille de touristes étrangers en bateau sur l’île vénitienne de Torcello, qui déclenche chez Zeno la révélation qui donne enfin un sens à tout : le constat qu’à un certain moment, pour des raisons impénétrables, le malheur s’amenuise et l’espoir renaît.
Zeno Porno revient dans « Fun » (2016), un jeu d’encastrement vertigineux qui, à partir de l’expédient narratif axé sur l’histoire des mots croisés, postule la vie comme un puzzle essentiellement similaire, dont le schéma, apparemment sans solution, en réalité trouve toujours sa définition, d’une manière ou d’une autre.
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Léger mais cultivé, adepte d’une voie personnelle à travers la “spéculation philosophique avec des marionnettes”, Tuono Pettinato (pseudonyme d’Andrea Paggiaro, n. 1976) est l’une des voix les plus singulières de la bande dessinée italienne contemporaine. Le nom de plume vient de Borges, ce qui en soi est déjà une déclaration de poétique. Partant d’une stylisation humoristique presque enfantine dans sa légèreté, mêlant sans heurt des références de la haute culture à d’autres effrontément plus pop, Tuono Pettinato exprime une ironie capable de synthèse fulminante dans ce qui pourrait sembler des œuvres de divulgation culturelle simples mais méritoires, mais qui sont en réalité des chemins autonomes de compréhension tracés sur le papier. Souvent personnage de ses propres bandes dessinées, il se représente en caricature, comme un petit homme chauve barbu, vêtu de noir et avec une tête de mort stylisée sur son t-shirt, une sorte de fan de heavy metal gentil.
Parmi les principaux livres, « Garibaldi. Resoconto veritiero delle sue valorose imprese, ad uso delle giovani menti » (Garibaldi, récit véridique de ses vaillants exploits, à l’usage des jeunes esprits) (2010) est l’histoire vraie de Garibaldi, racontée de manière ironique mais non banalisée, ni dans les faits, ni dans les opinions qui ont animé le Héros des deux mondes. Le livre ne cache pas l’idéalisme un peu naïf de Garibaldi, sa haine viscérale pour le Pape et les prêtres, son hostilité envers Cavour et les politicards. Et pendant qu’il y est, Tuono en profite aussi pour faire la satire de l’éducation italienne, qui a fait de lui un santino (image pieuse). “Corpicino” (2013) est un pamphlet très amer, sous forme de fable noire, sur le spectacle médiatique de la douleur : un enfant est tué, et le cirque de l’information se déchaîne dans un crescendo d’atrocités dont le meurtre n’est que la première expression tragique.
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Vittorio Giardino (Bologne, 1946) est avant tout un excellent conteur, qui construit ses intrigues avec minutie, créant de solides échafaudages dans lesquels semble se reconnaître sa formation d’ingénieur. Visuellement, Giardino adopte peu à peu une ligne claire d’ascendance francophone, dont il devient le principal représentant en Italie.
En premier lieu, Giardino s’intéresse à l’Histoire: les personnages et les mécanismes narratifs de “genre” sont au service d’une sensibilité historique qui n’est pas axée sur les grands faits et les grands protagonistes, ni même sur les “humbles”, entendus idéologiquement comme la classe qui subit l’histoire; ce qui intéresse Giardino, ce sont les citoyens ordinaires, le tissu social, la mentalité, les environnements, les mécanismes politiques et psychologiques qui déterminent le contexte historique. Fruit d’une minutieuse documentation, l’intérêt historique est particulièrement évident dans « No pasaran », où les pérégrinations du protagoniste Max Fridman, un ancien espion français à la recherche d’un ami disparu, semblent presque un prétexte pour raconter l’histoire de la guerre civile espagnole.
Le même intérêt pour l’Histoire se retrouve dans « Jonas Fink », l’ouvrage le plus ambitieux de Giardino, qui raconte à travers le protagoniste, la vie dans la Tchécoslovaquie communiste de 1950 à 1968, avec un épilogue situé en 1990, après la chute du mur de Berlin. Publié en trois parties pendant plus de vingt ans (« L’infanzia », 1991, « L’adolescenza », 1998, « Il libraio di Praga », 2017), ce roman complexe raconte l’histoire d’un garçon d’origine juive qui a grandi dans la Prague communiste, avec son père emprisonné pour des raisons politiques inconnues.
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Passionné depuis toujours par les super-héros, humoriste instinctif et inépuisable, Leo Ortolani (n. 1967) a transformé une parodie autoproduite de Bat Man en phénomène de bande dessinée populaire le plus remarquable de ces vingt dernières années. Après la longue sérialisation de Rat-Man, son personnage, Ortolani se consacre de plus en plus à la longue mesure du roman graphique, traitant de thèmes sensibles avec son style et son humour habituels. « Cinzia » (2018), roman graphique consacré à un second rôle de la série Rat-Man, est particulièrement pertinent. Il s’agit d’un regard sensible et attentif sur l’expérience des personnes transgenres. Son dernier livre, « Andrà tutto bene », est la chronique quotidienne de la crise de Covid-19, qui, grâce aux réseaux sociaux, a accompagné de nombreux Italiens dans cette phase difficile.
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Auteur de courts récits, Giacomo Monti (1975) s’est révélé avec l’anthologie « Nessuno mi farà male », un des meilleurs livres italiens des années 2000. Les histoires de Monti sont essentielles, minimales, apparemment réalistes mais parfois avec une tournure fantastique qui ne fait que souligner la subtile absurdité de la vie quotidienne. Les meilleures histoires sont d’authentiques petits joyaux. « Camicia » raconte l’histoire de la rencontre d’un homme avec une prostituée, mais se concentre sur le bavardage oisif que les deux échangent après la relation, avec elle qui le critique sur sa façon de porter la chemise. « Trans » est un flash cruel d’à peine deux pages, dans lequel deux hommes abordent et battent sauvagement une transsexuelle. « Trans 2 », qui arrive plusieurs pages après l’histoire précédente, renverse la situation et montre la vengeance du transsexuel battu qui se transforme en monstre et tue les deux hommes qui l’avaient battu. « Nessuno ti farà del male », qui, à l’exception de la variation du pronom qui donne le titre à la collection, est la chronique d’une crise conjugale surréaliste, avec la particularité qu’elle est une aliène, débarquée devant un paysan qui, avec le temps, commence à la traiter comme une épouse. Les protagonistes de Monti sont des putes et des maquereaux, des serveurs, des barmans, des escrocs : des gens ordinaires, filmés dans de petits moments éclairants. Bien que le minimalisme fasse penser à une approche réaliste, c’est le contraire qui est vrai : dans leur banalité, Monti dépeint des moments épiphaniques et définitifs.
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Lorenzo Mattotti (1954) est l’auteur d’une bande dessinée raffinée et introspective, qui ne vise pas la narration ou la figuration, mais la représentation de l’irreprésentable, des émotions multicolores qui animent un paysage intérieur en évolution continue. Loin du réalisme de la bande dessinée populaire et de toute stylisation codifiée, Mattotti adapte un style changeant et fluide à ses investigations intérieures, capable de passer du chromatisme le plus vigoureux au noir et blanc le plus graphique, des taches de couleurs expressionnistes à une ligne douce et sinueuse, toujours très élégante. Bien que parfois il ne dédaigne pas s’occuper aussi des textes, l’activité de Mattotti dans le domaine de la bande dessinée se caractérise par des collaborations avec plusieurs écrivains, dont le plus assidu est son partenaire Jerry Kramsky, pseudonyme de Fabrizio Ostani (1953), ami de longue date de l’auteur. Avec Kramsky, il a créé « Fuochi » (1984), qui a marqué le premier moment de la forte réussite italienne et internationale de Mattotti. C’est une variation sur les atmosphères conradiennes de « Cuore di Tenebra » (Au cœur des ténèbres), dans laquelle la nature devient un miroir déformant des obsessions intérieures des personnages.
Toujours en collaboration avec Kramsky, Mattotti a publié son dernier livre, « Ghirlanda » (2017), le plus impressionnant qu’il n’ait jamais réalisé : près de quatre cents pages pour dix ans d’élaboration. C’est une histoire suspendue entre le mythe et le conte de fées, un roman fantaisie vaguement inspiré par le Moomin finlandais, dans lequel le monde magique évoqué par Kramsky semble être fait pour mettre en valeur les talents d’illustrateur raffiné de Mattotti.
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Francesca Ghermandi (n. 1964) est l’auteure d’une bande dessinée irréaliste et non traditionnellement narrative, mais également dépourvue d’ambitions explicitement contre-culturelles ou underground. Il s’agit d’une bande dessinée qui se veut un point avancé de synthèse et de fusion des expériences artistiques contemporaines les plus disparates : peinture, design, récit, et même musique. Une bande dessinée expérimentale, de synesthésie et potentiellement difficile. Ghermandi, également illustratrice, apporte ses compétences visuelles considérables à cette approche de base, en créant un univers pop personnel aux contours sombres caractéristiques. Son premier roman graphique, « Grenuord », datant de 2005, raconte l’histoire d’un grotesque personnage à la tête de mort qui tente d’échapper à une relation oppressante et de commencer une nouvelle vie. Mais en fin de compte, la seule solution pour lui est de s’enfuir à nouveau, prenant conscience que rien n’a vraiment changé.
« Cronache dalla palude » (2010) amène le chemin de l’auteure à une maturité définitive. Cette fois-ci, il n’y a pas un seul protagoniste, mais une chorale qui évolue dans un monde grotesque, suspendue entre des tons douloureux et des lueurs d’espoir.
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Gabriella Giandelli (n. 1963) est une auteure sophistiquée et élégante, attentive à la dimension intérieure de ses personnages, une évocatrice raffinée d’atmosphères intimes et suspendues.
« Interiorae » raconte l’histoire de « Grande Ténèbre », qui vit dans le sous-sol de chaque immeuble et se nourrit des rêves des locataires ; pour lui servir, un lapin blanc, invisible pour tous. Mais un jour, un enfant le voit, et c’est le présage d’une catastrophe à venir. Le paysage urbain et la vie commune des locataires, exemples d’une humanité variée, sont représentés avec une grande participation, et il est difficile de ne pas imaginer que l’auteure observe ses personnages avec la même curiosité et la même affection que le lapin. « Sotto le foglie » (Sous les feuilles), probablement le chef-d’œuvre de l’auteure, a pour protagoniste un mystérieux observateur surnaturel représenté comme un homme chauve, avec des pointillés sur la tête et autour des yeux. L’observateur anonyme arrive dans un petit village dans les bois, attiré par une voix pleine de colère et de douleur. Le drame d’un enfant mort des années plus tôt dans les bois, de son frère désormais d’âge mûr et de sa vieille mère qui a joué un rôle dans le tragique accident, émerge progressivement. Les atmosphères silencieuses et suspendues reflètent parfaitement la magie de la forêt, qui à son tour correspondent parfaitement au mystère qui entoure le protagoniste et au secret que les personnages humains cachent au plus profond de leur cœur, comme enfoui sous les feuilles d’automne.
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Révélé dès son plus jeune âge, Manuele Fior (n. 1975), architecte de formation, est aujourd’hui l’un des auteurs italiens les plus considérés sur la scène du roman graphique international.
« Cinquemila chilometri al secondo » (2010) est son premier grand succès, et c’est l’histoire d’un triangle amoureux qui dure des décennies. Lui et elle s’aiment, se quittent, se perdent dans le flux de la vie qui les emmène ailleurs. Ils finissent par se retrouver, des années plus tard, dans la ville de province où tout a commencé, mais pour eux il n’y a de place que pour la mémoire et le regret. Fior se révèle être un auteur sophistiqué, cultivé, beau à lire et à voir, fasciné par les détails physiques et psychologiques, par les motivations cachées des comportements qu’il met en scène avec un naturel inégalé.
Dans « L’intervista » (2013), Fior confirme toutes ses qualités : l’extrême naturel des dialogues, la fluidité du montage et de la narration, l’intérêt pour les relations insaisissables, qui laissent une large place à l’ambiguïté et à l’interprétation du lecteur. Cette fois, la relation est celle entre un psychologue et une de ses jeunes patients, dans un scénario de science-fiction où les deux semblent avoir des visions qui préludent à un contact extraterrestre. Leur relation se développe mais, une fois de plus, mène à une non conclusion.
Pareillement raffiné, le dernier livre, « Celestia », qui met en scène une Venise du futur mais qui semble presque sortie d’un rêve, insaisissable et labyrinthique comme la vraie, se confirme.
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Dessinateur, graphiste, animateur, musicien, Lorenzo Ceccotti, alias Lrnz (n. 1978), est un artiste complet. En équilibre entre la bande dessinée, le design et l’art contemporain, Lrnz est un expérimentateur assidu de formes expressives, de matériaux, de technologies. En ce sens, pour lui, la bande dessinée n’est qu’une des nombreuses voies possibles. Sa principale œuvre de bande dessinée est Golem (2015), un ambitieux roman graphique qui se déroule dans une Rome de science-fiction où le consumérisme des grandes entreprises a vidé l’Etat de l’intérieur et d’une certaine manière l’a remplacé. Si l’intrigue est l’histoire classique de la rébellion contre un système oppressif menée par de jeunes outsiders, la réalisation visuelle de Golem est complexe et stratifiée, combinant les influences les plus disparates, provenant de la bande dessinée japonaise ainsi que de la bande dessinée occidentale, des beaux-arts ainsi que du design industriel. Le résultat est frais et dynamique, explicite dans ses références mais jamais dérivé. Le montage, le choix des plans, le dessin qui peut assumer les registres les plus variés, l’utilisation raffinée de la couleur en font l’un des livres les plus intéressants de la scène italienne récente.