La nouvelle Bande Dessinée

thèmes, auteurs et langages dans le Roman Graphique italien

una producción de

Textes: Giovanni Russo
Graphique et mise en page: Francesco Bonturi
Traductions: Abdoulaye Beye

Toutes les images sont protégées par les droits d’auteurs de leurs propriétaires respectifs

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la bande dessinée italienne:
introduction

La bande dessinée (BD) tire son nom italien (fumetto) des nuages qui montrent, sous forme écrite, les mots des différents personnages qui ressemblent à des bouffées de fumée. Plutôt que l’haleine qui se condense lors d’une journée froide, il est facile de penser à une analogie avec la fumée de cigarette ; et ce n’est pas un hasard si le terme est devenu d’usage courant à partir des années 1950, lorsque le tabagisme est devenu une habitude répandue dans toutes les classes sociales. Une précédente tentative de dénomination était celle de “planches à damiers”, proposée par l’auteur Antonio Rubino dans les années 30, mais pour la plupart des albums de bandes dessinées, il s’agit encore simplement de “petits journaux”.

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la bande dessinée italienne:
une histoire brève

La bande dessinée en Italie a une longue histoire. Après avoir fait ses débuts comme un langage pour enfants (la revue historique « Il Corriere dei piccoli » date de 1908), la bande dessinée a progressivement élargi son public, s’adressant à toutes les tranches d’âge et aux deux sexes, restant longtemps fidèle à sa vocation populaire. Une production plus sophistiquée a commencé à apparaître dans les années 1960, marquant la maturité définitive du media, qui lutte néanmoins pour voir sa pertinence culturelle socialement reconnue. Dans l’ignorance générale, l’Italie est devenue l’un des principaux producteurs mondiaux, rejoignant le club étroit des superpuissances de la bande dessinée. Aujourd’hui encore, l’Italie est le quatrième plus grand marché du monde, tant pour la vente que pour la production.

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bandes dessinées italiennes:
le marché

Milliards de dollars

Le graphique montre la taille relative des principaux marchés mondiaux de la bande dessinée. Les chiffres, pas toujours faciles à trouver, ne sont pas exacts, mais donnent une idée suffisamment précise des ordres de grandeur. En Europe, la France et la Belgique sont regroupées en un macro-marché unique, en vertu de la tradition commune de la Bande Dessinée. Les données ne tiennent pas compte des marchés dérivés (cinéma, commercialisation, etc.).

Dollars par personne et par an

Indice de pénétration des bandes dessinées, calculé comme le rapport entre la valeur marchande et la population, l’indice exprime approximativement les dollars dépensés chaque année en bandes dessinées par chaque citoyen.
En rapportant la taille du marché à la population, l’Italie arrive en troisième position, devant les États-Unis. 

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bandes dessinées italiennes:
genres et personnages

Dans sa déclinaison populaire, la bande dessinée italienne propose une grande variété de genres et de personnages, initialement influencée par les BD américaines. Aujourd’hui encore, la bande dessinée la plus vendue en Italie est un western, Tex, qui chaque mois se vend plus que l’album typique de l’un des super-héros les plus populaires aux États-Unis. La production italienne de bandes dessinées Disney, la plus importante au monde, exportée partout, y compris aux États-Unis, est également d’origine américaine. Parmi les genres les plus typiquement italiens, il y a un riche filon de BD “noires” centrées sur les anti-héros impitoyables, et une impressionnante production de romans photos dédiés principalement au public féminin.

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romans graphiques:
origines

Vendue dans les kiosques à journaux italiens depuis longtemps, la bande dessinée a également trouvé sa place au XXIe siècle dans les librairies avec les romans dits graphiques.

« Graphic Novel » est le nom anglais qui a aussi été utilisé en Italie au début des années 2000 pour désigner un type de longue bande dessinée, sous forme de livre, généralement en volume unique. Le terme a été popularisé dans les années 70 par le grand auteur américain Will Eisner, qui l’a utilisé pour définir le nouveau type de BD sur lequel il travaillait, à partir de l’œuvre séminale Contrat avec Dieu (1972). Bien que ce ne soit pas Eisner qui ait inventé le terme, il a été le premier à énoncer clairement la nécessité qui a présidé à son introduction : différencier la nouvelle bande dessinée du roman graphique des formes et contenus existants, considérés à tort ou à raison comme simplement de distraction.

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roman graphique:
thèmes et positionnement

Du point de vue du contenu, le terme de roman graphique renvoie à un plus grand éventail de thèmes possibles, non limité par les codifications des genres de divertissement ; il évoque une plus grande attention à la condition humaine, tant matérielle que psychologique, un plus grand espace à la personnalité de l’auteur, la possibilité d’une diversité stylistique plus marquée. C’est un champ sémantique similaire à celui du cinéma d’auteur ou du roman “hors genre” en littérature, et la bande dessinée est exactement ce qui manquait. Il ne s’agit pas tant de s’appuyer sur des catégories littéraires pour donner le ton, mais d’élargir réellement le champ de la bande dessinée, qui devient semblable à celui de la littérature, non pas parce qu’elle en adopte les termes, mais parce qu’elle atteint son extension conceptuelle: un champ qui inclut le divertissement et ne le nie pas, mais qui est capable d’explorer des territoires encore plus inaccessibles, d’une gratification moins immédiate.

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roman graphique italien:
les pionniers

D’un point de vue créatif, le paysage est florissant. L’émergence de maîtres internationalement reconnus, comme Gipi, n’est que la partie émergée d’un iceberg qui présente de nombreux auteurs excellents, une variété de thèmes et un grand nombre de débuts qui, s’ils ne sont pas tous de même niveau, nourrissent un panorama riche de jeunes talents. 
Nous proposons ci-dessous un parcours du roman graphique italien, qui, à partir des illustres prédécesseurs Dino Buzzati, Hugo Pratt et Andrea Pazienza, se concentre ensuite de manière décisive sur le nouveau siècle. Bien que le terme de roman graphique laisse penser à un mouvement transnational et éminemment contemporain, le panorama actuel ne serait pas compréhensible sans la tradition d’une bande dessinée italienne qui, que l’on parle ou non de roman graphique, s’affirme comme l’une des plus riches du monde.

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Dino Buzzati, Poema a fumetti, 1969

Dino Buzzati

Dino Buzzati (1906-1972) est connu comme l’un des plus grands écrivains italiens du XXe siècle. Son livre « Le désert des Tartares » (1940), l’histoire d’un officier qui, dans une forteresse désolée, attend l’attaque d’un mystérieux ennemi qui n’arrivera jamais, est unanimement considéré comme son chef-d’œuvre. Mais Buzzati était aussi un peintre, auteur de tableaux souvent inspirés par ses bandes dessinées bien-aimées.
En 1969, Buzzati, combinant l’écriture et la peinture dans une forme très personnelle de bande dessinée, a créé le « Poema a fumetti », que nous appellerions aujourd’hui sans hésitation un roman graphique. Le « Poema » est le résultat le plus emblématique du climat de forte curiosité suscité par la bande dessinée chez les intellectuels italiens durant les années soixante, la saison de la grande bande dessinée d’auteur. Version contemporaine de la « Ballata prattiana » (Ballade de Pratt), le « Poema » est une réinterprétation du mythe d’Orphée et d’Eurydice dans une tonalité contemporaine. L’intrigue raconte l’histoire du jeune chanteur Orfi qui suit sa bien-aimée Eura dans l’au-delà, qu’il a vu disparaître par une petite porte dans le mur d’une mystérieuse villa, dans une rue fictive de Milan. D’autre part, les morts vivent pour toujours dans l’apathie, sans peurs, mais aussi sans désirs ou émotions réelles. Avec la force de ses chansons, Orfi se fraye un chemin jusqu’ à rejoindre sa bien-aimée, mais la fin sera amère pour lui aussi, comme pour le presque homonyme Orfeo.
La nature excentrique du « Poema », tant en ce qui concerne la littérature, la peinture que la bande dessinée, en a fait un objet mystérieux, qu’aucun des trois domaines n’a réussi à systématiser de manière adéquate dans sa narration. La vérité est que c’est seulement en la regardant de tous les côtés en même temps que la fécondité de l’une des expériences les plus originales de la culture italienne du XXe siècle apparaît clairement.

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Hugo Pratt, Corto Maltese – …e di altri Romei e di altre Giuliette, 1973

Hugo Pratt

Hugo Pratt (1927-1995) est unanimement reconnu comme l’un des plus grands auteurs de bandes dessinées au monde, et parler de lui signifie inévitablement parler de Corto Maltese, son personnage le plus célèbre. 
Corto Maltese, marin et aventurier, apparaît pour la première fois dans « Una Ballata del mare salato » (Ballade de la mer salée), roman graphique publié en plusieurs épisodes depuis 1967. Le résultat le plus abouti des aventures de Corto et de tout l’art de Pratt est cependant le roman suivant, « Corte Sconta della Arcana » (1974-1977) (Corto Maltese en Sibérie), qui fait suite à une série de splendides nouvelles qui servent à peaufiner le personnage. Le titre fait référence à une cour de Venise, mais l’histoire se déroule entre la Chine des sociétés secrètes, la Mongolie en pleine ébullition nationaliste et la Russie plongée dans le chaos prérévolutionnaire, traversée par des seigneurs de guerre qui se battent sans cesse entre eux. La grandeur de Pratt ne réside pas tant dans sa maîtrise à raconter l’aventure, mais dans sa capacité à transformer l’aventure en une condition mentale, en une attitude morale. Il ne raconte pas pour divertir, si ce n’est qu’accessoirement : Pratt raconte la nécessité de l’aventure comprise comme le besoin d’ouverture au monde. C’est une position fortement humaniste, même si elle s’exprime avec l’aristocratie propre à l’intellectuel, ce qui fait paire avec celle à l’intérieur des histoires, l’aristocratie d’un “Monsieur de fortune” comme Corto. C’est une position qui résonne comme une vérité intemporelle, et qui en même temps, est d’une actualité absolue.


 

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Andrea Pazienza,

Le straordinarie avventure di Pentothal, 1977-1981
Zanardi – Giallo scolastico, 1981
Pompeo, 1985-1987

Andrea Pazienza

Andrea Pazienza (1956-1988) représente un point tournant fondamental pour la bande dessinée italienne, par conséquence l’un des plus riches, et pourtant l’un des plus incompris, presque unique dans son caractère exceptionnel. Pazienza, dès le début, se présente avec les records d’un champion hors pair : doté d’étonnantes capacités graphiques, il est capable, comme le dit lui-même sans fausse modestie, de “dessiner n’importe quoi, de n’importe quelle manière”, et passe sans problème, souvent dans le même tableau, de l’hyperréalisme aux déformations caricaturales aussi bien underground que comique-disneyenne, en passant par toutes les variations intermédiaires possibles. La maîtrise littéraire est égale à la maîtrise graphique : Pazienza s’exprime dans un italien d’une puissance communicative exceptionnelle, vital, rythmique, à la fois cultivé et argotique, plein de néologismes fulgurants, capable de passer du comique au tragique. Si on ajoute à ses qualités artistiques son charisme personnel, sa vie non réglementée et marquée par la drogue, la mort à un jeune âge, la légende du génie maudit, la rock star de la bande dessinée italienne, est prête à être servie. Son œuvre la plus importante est le roman graphique semi-autobiographique « Gli ultimi giorni di Pompeo » (1985-1987), le récit cruel et dévastateur des derniers jours de la vie d’un toxicomane et de sa mort par suicide.

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les Identitaires

L’identité personnelle est l’obsession de la décennie des réseaux sociaux. La construction d’une propre identité numérique s’étend également à la vie réelle, dans un processus de définition similaire à la création d’un avatar de jeu vidéo. En Italie, l’obsession de l’identité personnelle se traduit par une tendance à l’autobiographie ou, plus souvent, à une semi-autobiographie dans laquelle l’expérience personnelle se transforme en un camouflage indiscutable. La question à laquelle il faut répondre est un “qui suis-je ?” sans connotation historico-politique, mais purement existentiel, personnel, individuel.

La semi-autobiographie est au cœur de l’œuvre de Gipi, le plus célèbre représentant du roman graphique italien, qui, à travers différents personnages, toujours en quelque sorte des autoportraits, a analysé les différentes étapes de sa vie, de son adolescence problématique à sa condition actuelle d’artiste “presque célèbre”.
Davide Reviati, peintre et auteur de BD, a raconté avec des tons presque épiques l’enfance puis l’adolescence “absolue” en deux volumes intenses qui se déroulent dans la province de la vallée du Pô dans les années 70.

Zuzu, Chees, 2019

Gipi, La mia vita disegnata male, 2008

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Gipi,

Unastoria, 2013
Land of the Sons, 2016

Gipi

Gian Alfonso Pacinotti, alias Gipi, est le principal représentant du roman graphique italien dans les années 2000. Doté d’une sensibilité exaspérée, Gipi (n.1963) grandit dans un contexte provincial asphyxié et apparemment sans débouchés. Après une jeunesse à la dérive passée dans la rue, son remarquable talent de dessinateur lui offre une perspective professionnelle et existentielle, d’abord dans des domaines très éloignés de la bande dessinée comme le graphisme, la publicité, l’illustration. La véritable affirmation de la bande dessinée se fait avec « Appunti per una storia di guerra » (2005), avec lequel il remporte les principaux prix européens. « Appunti per una storia di guerra » (Notes pour une histoire de guerre) traite du passage de l’adolescence à l’âge adulte dans le contexte d’une guerre hypothétique qui implique également les lieux d’origine de l’auteur. C’est un livre semi-autobiographique, qui ne parle pas vraiment de la guerre mais l’utilise comme une métaphore, permettant à Gipi de se confronter à son adolescence perdue, à ses amis brûlés par la drogue ou se retrouvant en marge de la société, vivant d’expédients ; et surtout, à son sentiment de culpabilité d’avoir quitté ce monde, d’avoir survécu.
Un autre de ses meilleurs livres est « Unastoria » (2013), qui raconte l’histoire d’un écrivain qui devient soudainement fou et est hospitalisé dans une maison de retraite. Une fois de plus, Gipi propose un personnage semi-autobiographique, aux prises avec un nouveau sentiment de culpabilité, celui de l’auteur désormais établi qui vit, presque comme un privilégié, dans un monde d’histoires.
En 2016, sort « La terra dei figli » (La terre des enfants), dans laquelle Gipi revient pour raconter une histoire de pure fiction, qui est aussi une réflexion aiguë sur la paternité : dans un futur post-atomique, un père fait tout pour éduquer ses enfants, les laissant dans l’ignorance de l’écriture et, par conséquent, de tout souvenir de l'”avant”. Bien qu’il le fasse pour leur propre bien, les enfants finiront inévitablement par se rebeller.

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Davide Reviati,

Morti di sonno, 2009
Spit Three Times, 2009

Davide Reviati

Davide Reviati (n. 1966) est l’une des voix les plus personnelles du roman graphique italien. Partant d’expériences autobiographiques, « Morti di sonno » est l’histoire d’un groupe de jeunes qui, à la fin des années soixante-dix, ont grandi dans un village construit à côté d’une grande raffinerie. Dans l’ombre de l’usine, avec ses fumées, ses risques, sa présence à la fois menaçante et rassurante, les garçons vivent la saison mythique de leur vie, représentée notamment par le football, dimension dans laquelle l’enfance racontée par Reviati se colore des tonalités de l’épopée. Dans un récit qui se déroule en épisodes uniques, évoqués individuellement dans la dimension de la mémoire et réunis dans une fresque chorale globale plutôt que dans un récit linéaire, les matches de football sans fin agissent comme fil conducteur et tissu connectif.
Si « Morti di sonno » raconte l’enfance, « Sputa tre volte » traite de l’adolescence, avec les mêmes prémisses semi-autobiographiques, la même structure fluviale (le livre fait plus de 500 pages) et épisodique, un casting de personnages similaire. Les protagonistes sont un groupe de jeunes vivant dans une province rurale anonyme. Si dans le livre précédent, le football était le thème principal, ici c’est la relation avec une famille de gitans vivant dans les environs du village, avec laquelle les protagonistes établissent une relation ambiguë. Eux aussi, comme tous les autres, les traitent avec méfiance et racisme, mais il y a toujours la possibilité d’une confrontation de base qui, même dans le contraste, n’est jamais une exclusion préjudicielle.

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les activistes

Lié au thème de l’identité, l’activisme des minorités est un autre phénomène amplifié par les nouvelles technologies de communication. La bande dessinée se prête particulièrement à cet usage en raison de son immédiateté, et de nombreuses voix de jeunes auteurs deviennent porteuses des demandes sociales les plus diverses. Zerocalcare, très célèbre aujourd’hui en Italie, raconte avec humour sa propre vie en adoptant le point de vue des marginaux, qu’il s’agisse des garçons des centres sociaux ou des Kurdes en guerre contre Isis. Silvia Ziche, Vanna Vinci, Sara Colaone et bien d’autres auteures tiennent avec cohérence un discours dans un esprit féministe. Josephine Yole Signorelli, alias « Fumettibrutti », est la première auteure à donner une voix publique forte aux expériences des personnes transgenres.

Silvia Ziche, Lucrezia, 2010

Vanna Vinci, Doppio sogno, 1994

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Zerocalcare,

Macerie prime, 2017
Kobane Calling, 2016

Zerocalcare

Zerocalcare, pseudonyme de Michele Rech (n. 1983) est le cas éditorial le plus pertinent exprimé par la bande dessinée italienne depuis le début de l’ère du roman graphique. Ayant grandi dans un quartier populaire de Rome, Zerocalcare a commencé à raconter ses expériences de vie quotidienne sur son blog personnel, dans des nouvelles imprégnées d’humour postmoderne et de références à la culture pop. À ses côtés, un casting de figurants sur le modèle de ses amis et de sa famille, et un tamanoir, personnage de fiction qui permet à Zero de mettre en scène ses dialogues intérieurs. Ce qui ressort de ses récits, c’est la génération précaire des trentenaires, coincée entre les petits emplois et les échéances, caractérisée par un mode de vie forcément post-adolescent dont les seules valeurs fédératrices semblent être la fierté du quartier et la communauté des références issues de la fiction. L’effet générationnel est à la base d’un succès qui, en peu de temps, est devenu immense et a poussé l’auteur à passer au papier en adoptant le format long, avec des résultats récompensés par un énorme succès.
« Kobane Calling » (2016) est le livre le plus mature et le plus réussi de Zerocalcare. Zero, en compagnie de quelques amis et militants, fait un long voyage à Kobane, au Kurdistan syrien, la ville qui est devenue un symbole de la résistance de la population kurde contre Isis pendant la longue guerre civile syrienne. Le personnage de Zerocalcare, désormais familier à plusieurs générations de lecteurs, assume pour une fois un rôle différent de guide et de conscience douteuse au sein d’un problème énorme, qui n’est pas seulement spécifique à la guerre kurde, mais au thème plus général de la confrontation, dramatique et souvent hypocrite, entre l’Occident et le monde islamique.

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les intellectuels

Pour de nombreux auteurs, la bande dessinée est avant tout l’expression d’une vision du monde, un véhicule pour un voyage raffiné d’exploration personnelle. Igort, également réalisateur, utilise la bande dessinée pour raconter ses passions intellectuelles, sous le signe d’un exotisme raffiné; Paolo Bacilieri part de l’underground pour raconter un quotidien surréaliste, mais riche de références culturelles; Tuono Pettinato (le surnom vient de Borges) raconte avec un humour distrait ses parcours dans la haute et la basse culture; Giacomo Nanni enquête sur la relation entre l’homme et la nature en donnant la parole aux animaux, aux objets et même aux phénomènes catastrophiques comme les tremblements de terre.

Ausonia, Interni, 2008-2011

Giacomo Nanni, Cronachette, 2007

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Igort,

5 è il numero perfetto, 2002
Quaderni giapponesi, 2015

Igort

Dans sa recherche constante d’un “ailleurs” géographique et chronologique, une attitude qui se traduit par des élans d’un exotisme langoureux mais cérébral, Igor Tuveri, alias Igort, a transposé ses intérêts disparates dans des bandes dessinées introverties et cultivées, riches en références textuelles et visuelles. La bande dessinée italienne doit également à Igort la naissance de Coconino Press, la première maison d’édition capable d’apporter la bande dessinée aux librairies de façon appropriée, ouvrant ainsi la saison du roman graphique italien moderne.
« 5 è il numero perfetto » (2002) est son œuvre la plus connue, qui est récemment devenue un film acclamé par la critique et qui a marqué les débuts de l’auteur en tant que réalisateur. C’est un Noir napolitain, qui relate d’un vieux membre de la Camorra, désormais à la retraite, se remettre en selle pour venger son fils, à son tour tueur de la mafia, assassiné en traitre par sa victime visée. Entre influences européennes (le Noir à la Melville française), américaines (sans atteindre ses extrêmes grotesques, Chester Gould et ses stylisations) et orientales (les « durs à cuire » de Hong Kong), c’est un Noir traditionnel et original, surtout dans son cadre napolitain. Ce n’est pas seulement une question géographique : l’anthropologie de la camorra d’Igort décrit bien le clanisme familial, la proximité hypocrite avec la religion, la fierté d’appartenance et du “travail bien fait”, même si ce travail est de tuer.

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Paolo Bacilieri,

Durasagra, 2006
La magnifica desolazione, 2007

Paolo Bacilieri

Paolo Bacilieri (n. 1965) est un chantre original du quotidien grotesque. « La magnifica desolazione » est l’un de ses livres les plus aboutis, celui dans lequel la coexistence du surréalisme et du quotidien déformé mais familier se déroule le mieux. Dans le monde de « La magnifica desolazione » Zeno Porno, l’alter ego de l’auteur, est un réalisateur de BD Disney incapable de proposer des intrigues originales, recyclant constamment les inspirations de Carl Barks;
Il est en pleine crise sentimentale, a un père traqué par une très belle agente de la CIA parce qu’il mesure trente mètres, un ami au visage défiguré qui l’implique dans une improbable expédition sur la Lune, dans une Italie envahie par des zombies inoffensifs, et inoffensifs précisément parce qu’ils sont italiens.
Le cadre grotesque ne fait que souligner la dépaysement d’un homme en crise humaine et professionnelle, et c’est finalement une vision bien normale, celle d’une famille de touristes étrangers en bateau sur l’île vénitienne de Torcello, qui déclenche chez Zeno la révélation qui donne enfin un sens à tout : le constat qu’à un certain moment, pour des raisons impénétrables, le malheur s’amenuise et l’espoir renaît.
Zeno Porno revient dans « Fun » (2016), un jeu d’encastrement vertigineux qui, à partir de l’expédient narratif axé sur l’histoire des mots croisés, postule la vie comme un puzzle essentiellement similaire, dont le schéma, apparemment sans solution, en réalité trouve toujours sa définition, d’une manière ou d’une autre.

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Tuono Pettinato,

OraMai, 2014
Garibaldi. Resoconto veritiero delle sue valorose imprese,
ad uso delle giovani menti,
2010

Tuono Pettinato

Léger mais cultivé, adepte d’une voie personnelle à travers la “spéculation philosophique avec des marionnettes”, Tuono Pettinato (pseudonyme d’Andrea Paggiaro, n. 1976) est l’une des voix les plus singulières de la bande dessinée italienne contemporaine. Le nom de plume vient de Borges, ce qui en soi est déjà une déclaration de poétique. Partant d’une stylisation humoristique presque enfantine dans sa légèreté, mêlant sans heurt des références de la haute culture à d’autres effrontément plus pop, Tuono Pettinato exprime une ironie capable de synthèse fulminante dans ce qui pourrait sembler des œuvres de divulgation culturelle simples mais méritoires, mais qui sont en réalité des chemins autonomes de compréhension tracés sur le papier. Souvent personnage de ses propres bandes dessinées, il se représente en caricature, comme un petit homme chauve barbu, vêtu de noir et avec une tête de mort stylisée sur son t-shirt, une sorte de fan de heavy metal gentil.
Parmi les principaux livres, « Garibaldi. Resoconto veritiero delle sue valorose imprese, ad uso delle giovani menti » (Garibaldi, récit véridique de ses vaillants exploits, à l’usage des jeunes esprits) (2010) est l’histoire vraie de Garibaldi, racontée de manière ironique mais non banalisée, ni dans les faits, ni dans les opinions qui ont animé le Héros des deux mondes. Le livre ne cache pas l’idéalisme un peu naïf de Garibaldi, sa haine viscérale pour le Pape et les prêtres, son hostilité envers Cavour et les politicards. Et pendant qu’il y est, Tuono en profite aussi pour faire la satire de l’éducation italienne, qui a fait de lui un santino (image pieuse). “Corpicino” (2013) est un pamphlet très amer, sous forme de fable noire, sur le spectacle médiatique de la douleur : un enfant est tué, et le cirque de l’information se déchaîne dans un crescendo d’atrocités dont le meurtre n’est que la première expression tragique.

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i narrateurs

La dimension narrative du roman est prépondérante dans l’œuvre de Vittorio Giardino, auteur qui s’intéresse principalement à l’Histoire, qu’il s’agisse de la guerre civile espagnole ou la situation de l’ex Tchécoslovaquie, racontée dans un roman graphique intense, du Printemps de Prague à la chute du communisme. Leo Ortolani, humoriste de grand talent, greffe ses gags sur un solide système narratif inspiré des bandes dessinées de super-héros américains, en combinant le divertissement avec des thèmes plus personnels, voire controversés, toujours abordés avec sensibilité et légèreté. Le récit, même dans sa courte dimension, est également au centre de l’expérience de Giacomo Monti, auteur de sketches minimalistes qui évoquent une réalité hallucinée suspendue entre la dégradation hyperréaliste et les aperçus grotesques soudains.

Davide Toffolo, Très!, 2007

Lorenzo Palloni, La lupa, 2019

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Vittorio Giardino,

Jonas Fink, 1997-2018
Max Fridman – No pasaran,
1999-2008

Vittorio Giardino

Vittorio Giardino (Bologne, 1946) est avant tout un excellent conteur, qui construit ses intrigues avec minutie, créant de solides échafaudages dans lesquels semble se reconnaître sa formation d’ingénieur. Visuellement, Giardino adopte peu à peu une ligne claire d’ascendance francophone, dont il devient le principal représentant en Italie.
En premier lieu, Giardino s’intéresse à l’Histoire: les personnages et les mécanismes narratifs de “genre” sont au service d’une sensibilité historique qui n’est pas axée sur les grands faits et les grands protagonistes, ni même sur les “humbles”, entendus idéologiquement comme la classe qui subit l’histoire; ce qui intéresse Giardino, ce sont les citoyens ordinaires, le tissu social, la mentalité, les environnements, les mécanismes politiques et psychologiques qui déterminent le contexte historique. Fruit d’une minutieuse documentation, l’intérêt historique est particulièrement évident dans « No pasaran », où les pérégrinations du protagoniste Max Fridman, un ancien espion français à la recherche d’un ami disparu, semblent presque un prétexte pour raconter l’histoire de la guerre civile espagnole.
Le même intérêt pour l’Histoire se retrouve dans « Jonas Fink », l’ouvrage le plus ambitieux de Giardino, qui raconte à travers le protagoniste, la vie dans la Tchécoslovaquie communiste de 1950 à 1968, avec un épilogue situé en 1990, après la chute du mur de Berlin. Publié en trois parties pendant plus de vingt ans (« L’infanzia », 1991, « L’adolescenza », 1998, « Il libraio di Praga », 2017), ce roman complexe raconte l’histoire d’un garçon d’origine juive qui a grandi dans la Prague communiste, avec son père emprisonné pour des raisons politiques inconnues.

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Leo Ortolani, Cinzia, 2018

Leo Ortolani

Passionné depuis toujours par les super-héros, humoriste instinctif et inépuisable, Leo Ortolani (n. 1967) a transformé une parodie autoproduite de Bat Man en phénomène de bande dessinée populaire le plus remarquable de ces vingt dernières années. Après la longue sérialisation de Rat-Man, son personnage, Ortolani se consacre de plus en plus à la longue mesure du roman graphique, traitant de thèmes sensibles avec son style et son humour habituels. « Cinzia » (2018), roman graphique consacré à un second rôle de la série Rat-Man, est particulièrement pertinent. Il s’agit d’un regard sensible et attentif sur l’expérience des personnes transgenres. Son dernier livre, « Andrà tutto bene », est la chronique quotidienne de la crise de Covid-19, qui, grâce aux réseaux sociaux, a accompagné de nombreux Italiens dans cette phase difficile.

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Giacomo Monti,

Nessuno ti farà del male, 2010
Camicia, 2010

Giacomo Monti

Auteur de courts récits, Giacomo Monti (1975) s’est révélé avec l’anthologie « Nessuno mi farà male », un des meilleurs livres italiens des années 2000. Les histoires de Monti sont essentielles, minimales, apparemment réalistes mais parfois avec une tournure fantastique qui ne fait que souligner la subtile absurdité de la vie quotidienne. Les meilleures histoires sont d’authentiques petits joyaux. « Camicia » raconte l’histoire de la rencontre d’un homme avec une prostituée, mais se concentre sur le bavardage oisif que les deux échangent après la relation, avec elle qui le critique sur sa façon de porter la chemise. « Trans » est un flash cruel d’à peine deux pages, dans lequel deux hommes abordent et battent sauvagement une transsexuelle. « Trans 2 », qui arrive plusieurs pages après l’histoire précédente, renverse la situation et montre la vengeance du transsexuel battu qui se transforme en monstre et tue les deux hommes qui l’avaient battu. « Nessuno ti farà del male », qui, à l’exception de la variation du pronom qui donne le titre à la collection, est la chronique d’une crise conjugale surréaliste, avec la particularité qu’elle est une aliène, débarquée devant un paysan qui, avec le temps, commence à la traiter comme une épouse. Les protagonistes de Monti sont des putes et des maquereaux, des serveurs, des barmans, des escrocs : des gens ordinaires, filmés dans de petits moments éclairants. Bien que le minimalisme fasse penser à une approche réaliste, c’est le contraire qui est vrai : dans leur banalité, Monti dépeint des moments épiphaniques et définitifs.

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les visionnaires

La bande dessinée italienne a une forte tradition d’auteurs visionnaires, dédiés à une bande dessinée visuelle, visant à créer des atmosphères et des émotions évoquées à travers des images. Lorenzo Mattotti, dessinateur, animateur et illustrateur de renommée mondiale, est l’auteur de bandes dessinées d’une extraordinaire puissance expressive, sous la bannière d’une culture visuelle encyclopédique; Francesca Ghermandi crée des mondes surréalistes vigoureux et dynamiques; Gabriella Giandelli évoque d’élégantes atmosphères feutrées, par un usage raffiné de la couleur; Manuele Fior crée des intrigues presque impalpables qui trouvent leur concrétisation dans la forte charge émotionnelle de ses personnages ; Lrnz, également designer et animateur, est l’auteur d’une bande dessinée graphique, synthétique, pleine d’influences mais absolument personnelle.

Leila Marzocchi, Niger, 2005-2017

Lorenzo Palloni and Martoz, Instantly Elsewhere, 2018

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Lorenzo Mattotti

L’uomo alla nestra, Lilia Ambrosi and Lorenzo Mattotti, 1992
and Jerry Kramsky, Jekyll & Hyde, 2012

Lorenzo Mattotti

Lorenzo Mattotti (1954) est l’auteur d’une bande dessinée raffinée et introspective, qui ne vise pas la narration ou la figuration, mais la représentation de l’irreprésentable, des émotions multicolores qui animent un paysage intérieur en évolution continue. Loin du réalisme de la bande dessinée populaire et de toute stylisation codifiée, Mattotti adapte un style changeant et fluide à ses investigations intérieures, capable de passer du chromatisme le plus vigoureux au noir et blanc le plus graphique, des taches de couleurs expressionnistes à une ligne douce et sinueuse, toujours très élégante. Bien que parfois il ne dédaigne pas s’occuper aussi des textes, l’activité de Mattotti dans le domaine de la bande dessinée se caractérise par des collaborations avec plusieurs écrivains, dont le plus assidu est son partenaire Jerry Kramsky, pseudonyme de Fabrizio Ostani (1953), ami de longue date de l’auteur. Avec Kramsky, il a créé « Fuochi » (1984), qui a marqué le premier moment de la forte réussite italienne et internationale de Mattotti. C’est une variation sur les atmosphères conradiennes de « Cuore di Tenebra » (Au cœur des ténèbres), dans laquelle la nature devient un miroir déformant des obsessions intérieures des personnages.
Toujours en collaboration avec Kramsky, Mattotti a publié son dernier livre, « Ghirlanda » (2017), le plus impressionnant qu’il n’ait jamais réalisé : près de quatre cents pages pour dix ans d’élaboration. C’est une histoire suspendue entre le mythe et le conte de fées, un roman fantaisie vaguement inspiré par le Moomin finlandais, dans lequel le monde magique évoqué par Kramsky semble être fait pour mettre en valeur les talents d’illustrateur raffiné de Mattotti.

26

Francesca Ghermandi,

Cronache dalla palude, 2010
Hiawata Pete, 1993

Francesca Ghermandi

Francesca Ghermandi (n. 1964) est l’auteure d’une bande dessinée irréaliste et non traditionnellement narrative, mais également dépourvue d’ambitions explicitement contre-culturelles ou underground. Il s’agit d’une bande dessinée qui se veut un point avancé de synthèse et de fusion des expériences artistiques contemporaines les plus disparates : peinture, design, récit, et même musique. Une bande dessinée expérimentale, de synesthésie et potentiellement difficile. Ghermandi, également illustratrice, apporte ses compétences visuelles considérables à cette approche de base, en créant un univers pop personnel aux contours sombres caractéristiques. Son premier roman graphique, « Grenuord », datant de 2005, raconte l’histoire d’un grotesque personnage à la tête de mort qui tente d’échapper à une relation oppressante et de commencer une nouvelle vie. Mais en fin de compte, la seule solution pour lui est de s’enfuir à nouveau, prenant conscience que rien n’a vraiment changé.
« Cronache dalla palude » (2010) amène le chemin de l’auteure à une maturité définitive. Cette fois-ci, il n’y a pas un seul protagoniste, mais une chorale qui évolue dans un monde grotesque, suspendue entre des tons douloureux et des lueurs d’espoir.

27

Gabriella Giandelli,

Interiore, 2005
Lontano, 2013

Gabriella Giandelli

Gabriella Giandelli (n. 1963) est une auteure sophistiquée et élégante, attentive à la dimension intérieure de ses personnages, une évocatrice raffinée d’atmosphères intimes et suspendues.
« Interiorae » raconte l’histoire de « Grande Ténèbre », qui vit dans le sous-sol de chaque immeuble et se nourrit des rêves des locataires ; pour lui servir, un lapin blanc, invisible pour tous. Mais un jour, un enfant le voit, et c’est le présage d’une catastrophe à venir. Le paysage urbain et la vie commune des locataires, exemples d’une humanité variée, sont représentés avec une grande participation, et il est difficile de ne pas imaginer que l’auteure observe ses personnages avec la même curiosité et la même affection que le lapin. « Sotto le foglie » (Sous les feuilles), probablement le chef-d’œuvre de l’auteure, a pour protagoniste un mystérieux observateur surnaturel représenté comme un homme chauve, avec des pointillés sur la tête et autour des yeux. L’observateur anonyme arrive dans un petit village dans les bois, attiré par une voix pleine de colère et de douleur. Le drame d’un enfant mort des années plus tôt dans les bois, de son frère désormais d’âge mûr et de sa vieille mère qui a joué un rôle dans le tragique accident, émerge progressivement. Les atmosphères silencieuses et suspendues reflètent parfaitement la magie de la forêt, qui à son tour correspondent parfaitement au mystère qui entoure le protagoniste et au secret que les personnages humains cachent au plus profond de leur cœur, comme enfoui sous les feuilles d’automne. 

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Manuele Fior,

5000 Km Per Second, 2010
The Interview, 2013

Manuele Fior

Révélé dès son plus jeune âge, Manuele Fior (n. 1975), architecte de formation, est aujourd’hui l’un des auteurs italiens les plus considérés sur la scène du roman graphique international.
« Cinquemila chilometri al secondo » (2010) est son premier grand succès, et c’est l’histoire d’un triangle amoureux qui dure des décennies. Lui et elle s’aiment, se quittent, se perdent dans le flux de la vie qui les emmène ailleurs. Ils finissent par se retrouver, des années plus tard, dans la ville de province où tout a commencé, mais pour eux il n’y a de place que pour la mémoire et le regret. Fior se révèle être un auteur sophistiqué, cultivé, beau à lire et à voir, fasciné par les détails physiques et psychologiques, par les motivations cachées des comportements qu’il met en scène avec un naturel inégalé.
Dans « L’intervista » (2013), Fior confirme toutes ses qualités : l’extrême naturel des dialogues, la fluidité du montage et de la narration, l’intérêt pour les relations insaisissables, qui laissent une large place à l’ambiguïté et à l’interprétation du lecteur. Cette fois, la relation est celle entre un psychologue et une de ses jeunes patients, dans un scénario de science-fiction où les deux semblent avoir des visions qui préludent à un contact extraterrestre. Leur relation se développe mais, une fois de plus, mène à une non conclusion.
Pareillement raffiné, le dernier livre, « Celestia », qui met en scène une Venise du futur mais qui semble presque sortie d’un rêve, insaisissable et labyrinthique comme la vraie, se confirme.

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Lrnz, Golem, 2015

Lrnz

Dessinateur, graphiste, animateur, musicien, Lorenzo Ceccotti, alias Lrnz (n. 1978), est un artiste complet. En équilibre entre la bande dessinée, le design et l’art contemporain, Lrnz est un expérimentateur assidu de formes expressives, de matériaux, de technologies. En ce sens, pour lui, la bande dessinée n’est qu’une des nombreuses voies possibles. Sa principale œuvre de bande dessinée est Golem (2015), un ambitieux roman graphique qui se déroule dans une Rome de science-fiction où le consumérisme des grandes entreprises a vidé l’Etat de l’intérieur et d’une certaine manière l’a remplacé. Si l’intrigue est l’histoire classique de la rébellion contre un système oppressif menée par de jeunes outsiders, la réalisation visuelle de Golem est complexe et stratifiée, combinant les influences les plus disparates, provenant de la bande dessinée japonaise ainsi que de la bande dessinée occidentale, des beaux-arts ainsi que du design industriel. Le résultat est frais et dynamique, explicite dans ses références mais jamais dérivé. Le montage, le choix des plans, le dessin qui peut assumer les registres les plus variés, l’utilisation raffinée de la couleur en font l’un des livres les plus intéressants de la scène italienne récente.